
Investir en contexte de transition vers le zéro émission nette
Larry Fink nous parle du conflit Russie-Ukraine
L’invasion de l’Ukraine par la Russie a provoqué une énorme crise humanitaire, en plus de déstabiliser l’économie mondiale. Larry Fink, président du conseil et chef de la direction de BlackRock, explique l’incidence de cette guerre économique sur les perturbations existantes des chaînes d’approvisionnement, l’inflation et la mondialisation.
SAMARA COHEN : Bienvenue à The Bid, le balado qui nous permet d’analyser ce qui se passe sur les marchés et d’explorer les forces qui transforment le monde des placements. Je suis Samara Cohen, chef des placements des fonds négociés en Bourse (FNB) et des fonds indiciels chez BlackRock, et j’animerai The Bid aujourd’hui. Au cours des dernières semaines, l’invasion de l’Ukraine par la Russie a provoqué une énorme crise humanitaire, en plus de déstabiliser l’économie mondiale. Dans cet épisode, Larry Fink, cofondateur, président du conseil et chef de la direction de BlackRock nous donne son point de vue sur la situation et son incidence sur les marchés mondiaux. Veuillez noter que cet entretien a été enregistré le vendredi 11 mars alors que le conflit entrait dans sa troisième semaine. Larry, rebienvenue à The Bid
LARRY FINK : Merci Samara! Ravi d’être ici.
SAMARA COHEN : Larry, le monde a radicalement changé au cours des deux dernières semaines. Même si nous avons malheureusement vu d’autres guerres éclater ces 20 dernières années, ce conflit semble différent. Pourquoi selon vous?
LARRY FINK : Le monde a connu de nombreuses guerres au cours des 20 ou 30 dernières années. Celle-ci est toutefois différente parce qu’une grande puissance nucléaire envahit un pays voisin. De plus, cette puissance nucléaire, la Russie, a utilisé le mot « nucléaire » comme argument offensif sans avoir été provoquée. Nous sommes témoins d’interventions militaires horribles. Nous assistons jour après jour aux événements tragiques qui se déroulent en Ukraine, à la tragédie humaine vécue par deux millions et demi de déplacés, dont la moitié sont des enfants.
Le conflit menace la psyché collective à bien des égards, le monde ayant bénéficié, probablement autant que pour ce qui est de tout autre enjeu géopolitique majeur, de l’éclatement de l’Union soviétique, qui a mis fin à la Guerre froide et qui nous a permis de récolter ces importants dividendes de la paix. Les dividendes de la paix sont maintenant révolus.
Depuis une trentaine d’années, les entreprises du monde entier ont pris de l’expansion sur le plan géopolitique et géographique. Nous avons posé les fondements de la mondialisation et créé des marchés financiers mondiaux. Les fondements de ce modèle mondial ont été ébranlés, et nous tentons maintenant de réévaluer ce que ça signifie pour l’avenir. Nous n’avons pas encore toutes les réponses, car nous ne connaissons pas l’issue du conflit. Comment avancer comme entreprises, comme pays? Je me suis entretenu au téléphone avec de nombreux dirigeants d’entreprise aujourd’hui, hier et chaque jour depuis l’invasion, et les sentiments exprimés vont de la peur à l’inquiétude, en passant par un sentiment d’incertitude généralisé. Qu’est-ce que ça signifie? Qu’est-ce que ça signifie pour la mondialisation?
SAMARA COHEN : Parlons un peu plus de votre point de vue sur les marchés financiers mondiaux. La Russie a eu accès aux marchés financiers mondiaux à la fin de la Guerre froide. La Russie mène aujourd’hui une guerre traditionnelle, mais la réponse des marchés financiers est tout sauf traditionnelle. Que pensez-vous donc des marchés?
LARRY FINK : Comme je l’ai écrit dans ma lettre aux dirigeants plus tôt cette année, l’accès aux marchés financiers mondiaux est un privilège, et non un droit. Je pense que la façon dont le secteur privé s’est comporté en est l’illustration. Nous avons créé en deux semaines un énorme changement et nous constatons maintenant qu’une guerre économique peut prendre une ampleur insoupçonnée. Cette guerre économique n’est pas à prendre à la légère. Elle change l’avenir de la Russie, et je ne sais pas comment nous pourrons renverser la situation. Il est primordial de savoir comment les entreprises accueillent le capitalisme des parties prenantes ici, bon nombre d’entre elles étant pressées de questions par leurs employés et leurs clients ainsi que par des clients aux quatre coins du monde. Que faites-vous à ce sujet? Les comportements du secteur privé ont eu une incidence aussi importante que les sanctions gouvernementales.
Alors, quand vous pensez aux sanctions gouvernementales et à l’impact de la fin des activités du secteur privé en Russie, le pouvoir des marchés financiers est une évidence. Le fait que la Russie est maintenant privée de capitaux montre le pouvoir, je dirais, du capitalisme. Nous nous attendons à voir une charge de dépréciation dans les résultats du premier trimestre de nombreuses entreprises en raison de la fin de leurs activités en Russie. C’est quelque chose de ponctuel qui va recalibrer bon nombre d’entreprises. Je salue les dirigeants d’entreprise et les conseils d’administration qui ont eu le courage de prendre ces mesures. Je pense que ça montre vraiment le pouvoir d’un type de capitalisme, le pouvoir des marchés financiers mondiaux et surtout, le pouvoir du capitalisme des parties prenantes
SAMARA COHEN : C’est une guerre économique mondiale, mais le principal théâtre de la guerre est l’Europe. Quel sera l’impact sur la croissance mondiale, plus particulièrement sur la croissance économique européenne?
LARRY FINK : Ce que nous voyons, c’est la réponse économique, tellement immédiate et rapide, et je pense que l’impact sera très important. Je pense également que ça rappelle à tous les pays et à toutes les entreprises que l’accès aux capitaux est un privilège, et non un droit.
À court terme, l’impact sera évidemment assez négatif. Les consommateurs vont ressentir le poids de la hausse des coûts de l’énergie et des aliments, mais je suis optimiste quant à ce que ça signifie pour l’Europe. Samara, depuis l’invasion, nous assistons à un changement complet de comportement en Europe. L’Europe semble unie comme jamais auparavant. L’Allemagne a annoncé qu’elle fera passer ses dépenses militaires à 2 % du PIB, ce que les Américains avaient demandé il y a quelques années alors que Donald Trump était président. Espérons que d’autres pays d’Europe emboîteront le pas. L’Europe, notamment certaines régions ensoleillées d’Italie, se tourne davantage vers les énergies renouvelables. Tout ça se traduira par des dépenses budgétaires et des dépenses déficitaires accrues, ce que je considère comme vraiment positif. À court terme, nous assisterons à un ralentissement des économies mondiales. À long terme toutefois, ça sera compensé par l’instauration de nouvelles mesures de relance budgétaire, comme nous l’avons vu pendant la pandémie de COVID-19 où de nombreuses mesures de relance ont été nécessaires avant de stabiliser l’économie mondiale après quelques chocs dans l’économie et PIB négatifs.
À mon avis, plusieurs années de recalibrage nous attendent avec tout ce que ça implique. Les Européens ont cependant réaffirmé avec force leur volonté d’être moins dépendants de la Russie, et ce, par des mesures de relance budgétaire. Je crois également que la politique monétaire sera beaucoup plus modérée que nous le pensions avant l’invasion.
SAMARA COHEN : Larry, vous avez mentionné l’impact sur les entreprises du secteur privé qui prennent des mesures allant au-delà des sanctions gouvernementales. Comment pensez-vous que ce qui se passe maintenant s’ajoute aux préoccupations préexistantes concernant les problèmes liés aux chaînes d’approvisionnement? Devrons-nous nous préoccuper davantage des chaînes d’approvisionnement?
LARRY FINK : Je pense qu’il s’agit de la principale question qui sera abordée, du principal problème dont nous discuterons. Nous recentrons donc notre attention sur nos dépendances à l’égard de la Russie. Je pense que le monde entier porte actuellement une attention particulière aux dépendances, les dépendances à l’égard de la Chine en tant que pays de production et d’assemblage. Je pense aussi que le monde recentre son attention sur les dépendances au dollar américain. De plus, j’ai entendu quelques ministres des finances demander si le monde devait être aussi dépendant d’une seule monnaie. En fait, je crois que nous allons tout réévaluer. Il s’agit en grande partie d’une position antimondialiste.
Revenons aux chaînes d’approvisionnement. Je pense que lorsque les entreprises vont réévaluer leurs dépendances, elles vont se dire qu’elles sont peut-être trop dépendantes d’un seul endroit, comme de la Chine ou d’autre chose. Elles vont ensuite réanalyser leurs chaînes d’approvisionnement. J’ai parlé aujourd’hui à un dirigeant d’entreprise qui a systématiquement réduit ses dépendances à l’égard de la Chine et qui déplace de plus en plus de chaînes d’approvisionnement vers le Mexique. Il m’a également dit que sa principale source de production est maintenant le Mexique plutôt que la Chine. Nous assistons donc à ce recalibrage complet, qui va vraiment déterminer comment nous allons avancer.
SAMARA COHEN : Larry, je pense que vous avez utilisé le mot « démondialisation » en rapport avec les chaînes d’approvisionnement il y a quelques minutes. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ce mouvement et ce que vous voulez dire?
LARRY FINK : Comme je l’ai dit, grâce aux dividendes de la paix de la fin de la Guerre froide, nous avons pu créer un réseau mondial. La mondialisation était la clé, je dirais les politiques économiques, que les gens ont élaborées. En fait, la mondialisation a été bénéfique à bien des égards, mais on n’en parle pas pour l’instant. Plus d’êtres humains sont sortis de la pauvreté au cours des 32 dernières années que pendant toute autre période grâce à la mondialisation.
La pandémie de COVID-19 nous a appris que les chaînes d’approvisionnement n’étaient peut-être bonnes qu’en périodes de grande efficience. Nous avons compris que de nombreuses chaînes d’approvisionnement ne fonctionnaient pas aussi bien lorsque la pandémie frappait un pays, qu’un confinement était décrété et qu’une usine ou un service d’expédition étaient privés de travailleurs. Nous avons alors été témoins d’énormes problèmes liés aux chaînes d’approvisionnement. La plupart de ces problèmes étaient dus au fait que les gens travaillaient davantage à distance et qu’ils étaient de plus en plus nombreux à changer leurs habitudes de consommation, au détriment des services. Nous avons moins voyagé et moins fréquenté les restaurants pendant cette période. Nous avons plutôt dépensé notre argent en biens d’équipement. De plus, les problèmes liés aux chaînes d’approvisionnement étaient en grande partie attribuables à une mauvaise estimation de la demande pour de nombreux produits.
Compte tenu des dépendances à l’égard de la Russie et à d’autres régions du monde, que ce soit la Chine ou ailleurs, je pense qu’une autre réévaluation des chaînes d’approvisionnement s’impose. Est-ce que ça implique une démondialisation? Probablement. Lorsqu’on parle de délocalisation intérieure ou de délocalisation à proximité, il s’agit en soi d’un processus de démondialisation. Ainsi, en raison de la montée du nationalisme, de l’augmentation des tensions géopolitiques et de la nécessité de disposer de meilleures chaînes d’approvisionnement, tout le monde se rapproche de l’endroit où se trouve la demande, un changement radical par rapport à la façon dont les entreprises ont développé leurs plateformes et leurs activités. Bref, beaucoup de ces choses sont en train d’être réévaluées, ce qui se traduit par moins de mondialisation.
SAMARA COHEN : Cette restructuration de l’économie mondiale que vous décrivez influence-t-elle votre évaluation, ou celle des dirigeants d’entreprise et des responsables des politiques avec lesquels vous discutez, des pressions inflationnistes actuelles et de la manière dont les entreprises et les consommateurs vont y faire face?
LARRY FINK : Vous savez, Samara, la politique économique des États-Unis après la Seconde Guerre mondiale reposait sur le consumérisme, qui a été combiné à la mondialisation. Nous pouvions donc peut-être déplacer la production quelque part où nous étions en mesure de fournir des produits moins chers, plus de produits à plus d’Américains. Je dirais qu’au cours des 10 dernières années, ce principe de fournir les produits les moins chers à plus d’Américains a été remis en cause. Les emplois sont maintenant jugés plus importants que des prix moins élevés, ce qui est inflationniste en soi selon moi.
J’ai toujours dit que le passage à un monde décarboné sans les nouvelles technologies aurait un effet hautement inflationniste, ce que nous constatons aujourd’hui. C’est pourquoi j’ai toujours dit que la transition des hydrocarbures vers quelque chose de plus durable devait se faire de façon juste et équitable. Et très franchement, même avant l’invasion russe, de nombreux pays se concentraient sur la réduction de l’offre plutôt que sur la réduction de la demande. Nous avons donc assisté à une hausse des prix de l’énergie avant même l’invasion russe. Tout ça a un effet inflationniste plus progressif, et ce qui est beaucoup plus propice à l’inflation, c’est de devoir déplacer les chaînes d’approvisionnement peut-être dans une région où les coûts sont plus élevés, mais qui est plus proche et qui offre plus de cohérence et de certitude. Il s’ensuit une hausse de l’inflation, l’une de mes plus grandes inquiétudes actuellement.
À long terme cependant, la création de ces chaînes d’approvisionnement redondantes et la réduction de nos dépendances pourraient, en théorie, provoquer une déflation. De plus, un choc d’offre comme celui que nous connaissons actuellement est difficile à atténuer pour une banque centrale. Donc, si vous croyez que l’inflation est attribuable en grande partie au choc d’offre, vous allez probablement vous attendre à un ralentissement des resserrements monétaires de la part des banques centrales, même dans le contexte inflationniste actuel, car ce choc d’offre peut être surmonté. Ça prendra peut-être trois, quatre ou cinq ans, mais les choses peuvent s’arranger.
Soyons clairs : la hausse des prix de l’énergie accélère la demande de décarbonation et le besoin de véhicules électriques. Voilà donc un moyen de réduire la demande à long terme grâce à ce processus. Tout ça s’équilibre. Il se peut que nous traversions une période d’inflation plus élevée qui sera très préjudiciable aux personnes moins favorisées. Un tel niveau d’inflation est néfaste pour l’ensemble du monde émergent. C’est pourquoi j’ai toujours dit que tout devait se faire de façon juste et équitable, mais la période actuelle ne l’est pas.
SAMARA COHEN : Bienvenue à The Bid, le balado qui nous permet d’analyser ce qui se passe sur les marchés et d’explorer les forces qui transforment le monde des placements. Je suis Samara Cohen, chef des placements des fonds négociés en Bourse (FNB) et des fonds indiciels chez BlackRock, et j’animerai The Bid aujourd’hui. Au cours des dernières semaines, l’invasion de l’Ukraine par la Russie a provoqué une énorme crise humanitaire, en plus de déstabiliser l’économie mondiale. Dans cet épisode, Larry Fink, cofondateur, président du conseil et chef de la direction de BlackRock nous donne son point de vue sur la situation et son incidence sur les marchés mondiaux. Veuillez noter que cet entretien a été enregistré le vendredi 11 mars alors que le conflit entrait dans sa troisième semaine. Larry, rebienvenue à The Bid.
LARRY FINK : Merci Samara! Ravi d’être ici.
SAMARA COHEN : Larry, le monde a radicalement changé au cours des deux dernières semaines. Même si nous avons malheureusement vu d’autres guerres éclater ces 20 dernières années, ce conflit semble différent. Pourquoi selon vous?
LARRY FINK : Le monde a connu de nombreuses guerres au cours des 20 ou 30 dernières années. Celle-ci est toutefois différente parce qu’une grande puissance nucléaire envahit un pays voisin. De plus, cette puissance nucléaire, la Russie, a utilisé le mot « nucléaire » comme argument offensif sans avoir été provoquée. Nous sommes témoins d’interventions militaires horribles. Nous assistons jour après jour aux événements tragiques qui se déroulent en Ukraine, à la tragédie humaine vécue par deux millions et demi de déplacés, dont la moitié sont des enfants.
Le conflit menace la psyché collective à bien des égards, le monde ayant bénéficié, probablement autant que pour ce qui est de tout autre enjeu géopolitique majeur, de l’éclatement de l’Union soviétique, qui a mis fin à la Guerre froide et qui nous a permis de récolter ces importants dividendes de la paix. Les dividendes de la paix sont maintenant révolus.
Depuis une trentaine d’années, les entreprises du monde entier ont pris de l’expansion sur le plan géopolitique et géographique. Nous avons posé les fondements de la mondialisation et créé des marchés financiers mondiaux. Les fondements de ce modèle mondial ont été ébranlés, et nous tentons maintenant de réévaluer ce que ça signifie pour l’avenir. Nous n’avons pas encore toutes les réponses, car nous ne connaissons pas l’issue du conflit. Comment avancer comme entreprises, comme pays? Je me suis entretenu au téléphone avec de nombreux dirigeants d’entreprise aujourd’hui, hier et chaque jour depuis l’invasion, et les sentiments exprimés vont de la peur à l’inquiétude, en passant par un sentiment d’incertitude généralisé. Qu’est-ce que ça signifie? Qu’est-ce que ça signifie pour la mondialisation?
SAMARA COHEN : Parlons un peu plus de votre point de vue sur les marchés financiers mondiaux. La Russie a eu accès aux marchés financiers mondiaux à la fin de la Guerre froide. La Russie mène aujourd’hui une guerre traditionnelle, mais la réponse des marchés financiers est tout sauf traditionnelle. Que pensez-vous donc des marchés?
LARRY FINK : Comme je l’ai écrit dans ma lettre aux dirigeants plus tôt cette année, l’accès aux marchés financiers mondiaux est un privilège, et non un droit. Je pense que la façon dont le secteur privé s’est comporté en est l’illustration. Nous avons créé en deux semaines un énorme changement et nous constatons maintenant qu’une guerre économique peut prendre une ampleur insoupçonnée. Cette guerre économique n’est pas à prendre à la légère. Elle change l’avenir de la Russie, et je ne sais pas comment nous pourrons renverser la situation. Il est primordial de savoir comment les entreprises accueillent le capitalisme des parties prenantes ici, bon nombre d’entre elles étant pressées de questions par leurs employés et leurs clients ainsi que par des clients aux quatre coins du monde. Que faites-vous à ce sujet? Les comportements du secteur privé ont eu une incidence aussi importante que les sanctions gouvernementales.
Alors, quand vous pensez aux sanctions gouvernementales et à l’impact de la fin des activités du secteur privé en Russie, le pouvoir des marchés financiers est une évidence. Le fait que la Russie est maintenant privée de capitaux montre le pouvoir, je dirais, du capitalisme. Nous nous attendons à voir une charge de dépréciation dans les résultats du premier trimestre de nombreuses entreprises en raison de la fin de leurs activités en Russie. C’est quelque chose de ponctuel qui va recalibrer bon nombre d’entreprises. Je salue les dirigeants d’entreprise et les conseils d’administration qui ont eu le courage de prendre ces mesures. Je pense que ça montre vraiment le pouvoir d’un type de capitalisme, le pouvoir des marchés financiers mondiaux et surtout, le pouvoir du capitalisme des parties prenantes.
SAMARA COHEN : C’est une guerre économique mondiale, mais le principal théâtre de la guerre est l’Europe. Quel sera l’impact sur la croissance mondiale, plus particulièrement sur la croissance économique européenne?
LARRY FINK : Ce que nous voyons, c’est la réponse économique, tellement immédiate et rapide, et je pense que l’impact sera très important. Je pense également que ça rappelle à tous les pays et à toutes les entreprises que l’accès aux capitaux est un privilège, et non un droit.
À court terme, l’impact sera évidemment assez négatif. Les consommateurs vont ressentir le poids de la hausse des coûts de l’énergie et des aliments, mais je suis optimiste quant à ce que ça signifie pour l’Europe. Samara, depuis l’invasion, nous assistons à un changement complet de comportement en Europe. L’Europe semble unie comme jamais auparavant. L’Allemagne a annoncé qu’elle fera passer ses dépenses militaires à 2 % du PIB, ce que les Américains avaient demandé il y a quelques années alors que Donald Trump était président. Espérons que d’autres pays d’Europe emboîteront le pas. L’Europe, notamment certaines régions ensoleillées d’Italie, se tourne davantage vers les énergies renouvelables. Tout ça se traduira par des dépenses budgétaires et des dépenses déficitaires accrues, ce que je considère comme vraiment positif. À court terme, nous assisterons à un ralentissement des économies mondiales. À long terme toutefois, ça sera compensé par l’instauration de nouvelles mesures de relance budgétaire, comme nous l’avons vu pendant la pandémie de COVID-19 où de nombreuses mesures de relance ont été nécessaires avant de stabiliser l’économie mondiale après quelques chocs dans l’économie et PIB négatifs.
À mon avis, plusieurs années de recalibrage nous attendent avec tout ce que ça implique. Les Européens ont cependant réaffirmé avec force leur volonté d’être moins dépendants de la Russie, et ce, par des mesures de relance budgétaire. Je crois également que la politique monétaire sera beaucoup plus modérée que nous le pensions avant l’invasion.
SAMARA COHEN : Larry, vous avez mentionné l’impact sur les entreprises du secteur privé qui prennent des mesures allant au-delà des sanctions gouvernementales. Comment pensez-vous que ce qui se passe maintenant s’ajoute aux préoccupations préexistantes concernant les problèmes liés aux chaînes d’approvisionnement? Devrons-nous nous préoccuper davantage des chaînes d’approvisionnement?
LARRY FINK : Je pense qu’il s’agit de la principale question qui sera abordée, du principal problème dont nous discuterons. Nous recentrons donc notre attention sur nos dépendances à l’égard de la Russie. Je pense que le monde entier porte actuellement une attention particulière aux dépendances, les dépendances à l’égard de la Chine en tant que pays de production et d’assemblage. Je pense aussi que le monde recentre son attention sur les dépendances au dollar américain. De plus, j’ai entendu quelques ministres des finances demander si le monde devait être aussi dépendant d’une seule monnaie. En fait, je crois que nous allons tout réévaluer. Il s’agit en grande partie d’une position antimondialiste.
Revenons aux chaînes d’approvisionnement. Je pense que lorsque les entreprises vont réévaluer leurs dépendances, elles vont se dire qu’elles sont peut-être trop dépendantes d’un seul endroit, comme de la Chine ou d’autre chose. Elles vont ensuite réanalyser leurs chaînes d’approvisionnement. J’ai parlé aujourd’hui à un dirigeant d’entreprise qui a systématiquement réduit ses dépendances à l’égard de la Chine et qui déplace de plus en plus de chaînes d’approvisionnement vers le Mexique. Il m’a également dit que sa principale source de production est maintenant le Mexique plutôt que la Chine. Nous assistons donc à ce recalibrage complet, qui va vraiment déterminer comment nous allons avancer.
SAMARA COHEN : Larry, je pense que vous avez utilisé le mot « démondialisation » en rapport avec les chaînes d’approvisionnement il y a quelques minutes. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ce mouvement et ce que vous voulez dire?
LARRY FINK : Comme je l’ai dit, grâce aux dividendes de la paix de la fin de la Guerre froide, nous avons pu créer un réseau mondial. La mondialisation était la clé, je dirais les politiques économiques, que les gens ont élaborées. En fait, la mondialisation a été bénéfique à bien des égards, mais on n’en parle pas pour l’instant. Plus d’êtres humains sont sortis de la pauvreté au cours des 32 dernières années que pendant toute autre période grâce à la mondialisation.
La pandémie de COVID-19 nous a appris que les chaînes d’approvisionnement n’étaient peut-être bonnes qu’en périodes de grande efficience. Nous avons compris que de nombreuses chaînes d’approvisionnement ne fonctionnaient pas aussi bien lorsque la pandémie frappait un pays, qu’un confinement était décrété et qu’une usine ou un service d’expédition étaient privés de travailleurs. Nous avons alors été témoins d’énormes problèmes liés aux chaînes d’approvisionnement. La plupart de ces problèmes étaient dus au fait que les gens travaillaient davantage à distance et qu’ils étaient de plus en plus nombreux à changer leurs habitudes de consommation, au détriment des services. Nous avons moins voyagé et moins fréquenté les restaurants pendant cette période. Nous avons plutôt dépensé notre argent en biens d’équipement. De plus, les problèmes liés aux chaînes d’approvisionnement étaient en grande partie attribuables à une mauvaise estimation de la demande pour de nombreux produits.
Compte tenu des dépendances à l’égard de la Russie et à d’autres régions du monde, que ce soit la Chine ou ailleurs, je pense qu’une autre réévaluation des chaînes d’approvisionnement s’impose. Est-ce que ça implique une démondialisation? Probablement. Lorsqu’on parle de délocalisation intérieure ou de délocalisation à proximité, il s’agit en soi d’un processus de démondialisation. Ainsi, en raison de la montée du nationalisme, de l’augmentation des tensions géopolitiques et de la nécessité de disposer de meilleures chaînes d’approvisionnement, tout le monde se rapproche de l’endroit où se trouve la demande, un changement radical par rapport à la façon dont les entreprises ont développé leurs plateformes et leurs activités. Bref, beaucoup de ces choses sont en train d’être réévaluées, ce qui se traduit par moins de mondialisation.
SAMARA COHEN : Cette restructuration de l’économie mondiale que vous décrivez influence-t-elle votre évaluation, ou celle des dirigeants d’entreprise et des responsables des politiques avec lesquels vous discutez, des pressions inflationnistes actuelles et de la manière dont les entreprises et les consommateurs vont y faire face?
LARRY FINK : Vous savez, Samara, la politique économique des États-Unis après la Seconde Guerre mondiale reposait sur le consumérisme, qui a été combiné à la mondialisation. Nous pouvions donc peut-être déplacer la production quelque part où nous étions en mesure de fournir des produits moins chers, plus de produits à plus d’Américains. Je dirais qu’au cours des 10 dernières années, ce principe de fournir les produits les moins chers à plus d’Américains a été remis en cause. Les emplois sont maintenant jugés plus importants que des prix moins élevés, ce qui est inflationniste en soi selon moi.
J’ai toujours dit que le passage à un monde décarboné sans les nouvelles technologies aurait un effet hautement inflationniste, ce que nous constatons aujourd’hui. C’est pourquoi j’ai toujours dit que la transition des hydrocarbures vers quelque chose de plus durable devait se faire de façon juste et équitable. Et très franchement, même avant l’invasion russe, de nombreux pays se concentraient sur la réduction de l’offre plutôt que sur la réduction de la demande. Nous avons donc assisté à une hausse des prix de l’énergie avant même l’invasion russe. Tout ça a un effet inflationniste plus progressif, et ce qui est beaucoup plus propice à l’inflation, c’est de devoir déplacer les chaînes d’approvisionnement peut-être dans une région où les coûts sont plus élevés, mais qui est plus proche et qui offre plus de cohérence et de certitude. Il s’ensuit une hausse de l’inflation, l’une de mes plus grandes inquiétudes actuellement.
À long terme cependant, la création de ces chaînes d’approvisionnement redondantes et la réduction de nos dépendances pourraient, en théorie, provoquer une déflation. De plus, un choc d’offre comme celui que nous connaissons actuellement est difficile à atténuer pour une banque centrale. Donc, si vous croyez que l’inflation est attribuable en grande partie au choc d’offre, vous allez probablement vous attendre à un ralentissement des resserrements monétaires de la part des banques centrales, même dans le contexte inflationniste actuel, car ce choc d’offre peut être surmonté. Ça prendra peut-être trois, quatre ou cinq ans, mais les choses peuvent s’arranger.
Soyons clairs : la hausse des prix de l’énergie accélère la demande de décarbonation et le besoin de véhicules électriques. Voilà donc un moyen de réduire la demande à long terme grâce à ce processus. Tout ça s’équilibre. Il se peut que nous traversions une période d’inflation plus élevée qui sera très préjudiciable aux personnes moins favorisées. Un tel niveau d’inflation est néfaste pour l’ensemble du monde émergent. C’est pourquoi j’ai toujours dit que tout devait se faire de façon juste et équitable, mais la période actuelle ne l’est pas.
SAMARA COHEN : Larry, merci beaucoup de nous avoir fait part de vos réflexions aujourd’hui.
LARRY FINK : Je tiens à remercier tout le monde de m’avoir écouté. La catastrophe humanitaire à laquelle nous assistons est terrible. Nous devons cependant espérer qu’en tant qu’êtres humains, nous trouverons des solutions. La situation n’a pas entamé mon optimisme à long terme. Nous réussirons à trouver des solutions et à atténuer les problèmes. Et grâce à ce processus, un meilleur avenir nous attend.
SAMARA COHEN : Merci Larry!
LARRY FINK : Merci Samara!
Russia-Ukraine crisis shakes markets, stay focused on the long-term
Staying invested and seeking resilience can help investors navigate the volatility in the markets driven by the Russia-Ukraine conflict.
